Interview d’Alexx Boniki
Bonjour Planète Bizarre paraît le 23 juin, c’est le premier livre d‘Alexx Boniki.
On y suit deux amies, Syd et Tabata, qui errent à la lisière de l’âge adulte, le temps d’un été, dans une ville de province où parfois ça dérape.
Comment est né ton livre ? Avais-tu réalisé une longue histoire auparavant ? Qu’est-ce qui t’as donné envie de faire un récit long ?
Cette bédé est née d’un dessin des personages principaux, Syd et Tabata, gribouillé dans un carnet. L’une disait : « On va à la fête chez Terry ? » et l’autre répondait : « Terry est un con ». Puis deux ou trois autres conneries et comme tout ce qu’elles disaient paraissait fluide et naturel, j’ai continué. J’avais pensé l’histoire sous forme de strips de quatre cases avec une ou deux lignes de dialogues et beaucoup de silences, et puis finalement, ça s’est transformé en quelque chose de plus long et plus complexe, enfin j’espère.
J’avais déjà écrit et dessiné de longues histoires avant. Mon premier et plus haut fait d’arme reste sans doute la série Elephantman à la recherche du normographe sacré, une bédé réalisée vers mes 10–11 ans, au crayon, qui relate les déboires d’un éléphant portant une perruque et cherchant par tout les moyens à récupérer son normographe. Elephantman était l’incarnation de mon prof de technologie de l’époque, qui était complètement fou et nous faisait écrire l’intégralité de ses cours au normographe !
Plus tard, aux Beaux-Arts, j’ai fait une bédé intitulée La nuit où un personnage, harcelé au téléphone par des agences immobilières, prend de l’acide devant une émission de télé-achat avant de voir son ventre devenir une sorte de répugnant ver de terre cyclope qui va semer la pagaille dans différents endroits en ville. On y trouve pleins de personnages atroces à la Altan qui s’entrecroisent comme Didi la stripteaseuse. C’était pour me détendre des boulots un peu chiants et conceptuels qu’on nous demandait de faire à l’école (à l’époque, les Beaux-arts n’étaient pas très « bédé-friendly »).
Ah, et j’avais commencé une série prometteuse : Astérix au parc Astérix, avec Astérix et Obélix en punks à chien qui boivent des 8–6 sur le parking du parc Astérix mais je l’ai pas terminée. J’ai toujours voulu faire un récit long pour avoir le temps de développer la narration et les personnages, et que, lorsqu’on referme le livre, on soit un peu triste de les quitter, comme si c’était des amis.
Tu entremêles les aventures de plusieurs personnages, sans que ces récits se rencontrent forcément. Lequel de ces fils as-tu déroulé en premier ? Est-ce que tu as d’abord construit les aventures de Syd et Tabata pour ensuite imaginer celles des Suburb Suicide ?
L’intrigue de Syd et Tabata, je l’avais plus ou moins en tête en commençant la bédé. La façon dont la fin est révélée a un peu bougé, mais reste la même dans les grandes lignes. Sans divulgâcher, comme cette fin est peut-être un peu sombre, je me suis dit que pour faire le contre-point, il fallait un duo de personnages un peu « cartoonesque ». Bon, il leur arrive aussi des galères, mais c’est montré de façon plutôt drôle et pour le coup, je trouve que les Suburb Suicide relèvent plus de la fiction. Contrairement à Syd et Tabata, ils ne peuvent pas exister dans la réalité, ils sont beaucoup trop caricaturaux.
Tu participes à des fanzines, tu en publies toi-même. As-tu réalisé des numéros de Bonjour Planète Bizarr, le journal dont parlent les personnages dans le livre ? Fais-tu référence à un journal en particulier qui a pu nourrir ton travail ?
Bonjour Planète Bizarr, c’est un projet auquel j’ai invité des copains à participer. L’idée était de faire un journal à destination des enfants mais vraiment terrifiant, avec des articles, des jeux et des bandes-dessinées, comme Oupsie Doupsie dompteuse de cirques et Kelvin et Bidule, une parodie de Calvin et Hobbes, et qui parlait, entre les lignes, de disparitions d’enfants. À la lecture, on devait comprendre que des entités malfaisantes, les Monstrochiens, visibles uniquement des enfants, étaient les responsables de ces enlèvements. Les Monstrochiens peuvent prendre la place de n’importe qui, même les parents, et la seule façon de les reconnaître, c’est leurs yeux méchants et leurs sourires vicieux. Il y avait aussi un courrier des lecteurs où des enfants racontaient que des Monstrochiens s’étaient introduits chez eux. Et on comprenait ensuite que tout ce journal était diffusé également par les Monstrochiens, comme une sorte de théorie du complot pour enfant. Malheureusement, je ne l’ai toujours pas fait imprimer, car je veux absolument du papier journal recyclé format A3 et c’est très compliqué (cher) de trouver un imprimeur pour aussi peu de tirages. Finalement, j’ai utilisé ce journal dans Bonjour Planète Bizarre. Syd et Tabata adorent le lire !
Tes personnages ont des noms anglophones, ils traînent dans des malls, zonent au diner du coin, vont au bowling, écoutent des groupes états-uniens des années 80. Pourtant, le récit se passe dans ce qui ressemble à beaucoup de villes moyennes en France. Pourquoi as-tu choisi de mettre en avant cette culture états-unienne ? Est-ce que c’est une manière pour toi de rendre ton récit plus exotique ?
Il y a cette fascination pour la culture que les États-Unis nous donnent à voir (ou vendent), par le cinéma ou les séries principalement, mais aussi par la littérature et la musique (pour le meilleur comme pour le pire). Je trouve ça intéressant, la façon dont on essaie de « copier » ou plutôt de « régurgiter » ça en France, alors que c’est complètement déconnecté de notre propre histoire. Par exemple, toutes ces zones commerciales et zones industrielles, ces espèces de no man’s land bétonnés, accessibles uniquement en voiture, viennent de cet héritage américain. C’est drôle de voir comment on s’en est emparé pour que ça ne soit pas « trop américain », qu’il y ait une touche européenne dedans. Ce que je préfère, ce sont ces restaus de burgers avec des statues d’Elvis, ou qui ont des thématiques « Old Wild West », et sur le menu, on trouve tout de même des hamburgers à la tartiflette. C’est ce décalage qui est exotique.
La musique utilisée dans Bonjour planète bizarre était un moyen de souligner l’état d’esprit des personnages, et fonctionne surtout avec les musiciens de Suburb Suicide. Parfois, les paroles donnent des indices sur ce qui va se passer plus tard dans l’histoire. C’est vraiment la musique typique qu’on entend à la radio en bagnole (surtout sur Nostalgie) dont on reconnaît immédiatement les premières notes et dont on va brailler le refrain dans une langue approximative. C’est si bon de se rouler dans la fange comme un petit cochon ! Il ya quand même des trucs moins commerciaux dans le lot, hein !
Quant au bowling, comme Tabata, j’ai toujours trouvé ça idiot de balancer une grosse boule lourde sur des quilles et de devoir porter des chaussures hideuses que d’autres personnes ont portées avant moi. Paraîtrait que c’est un sport. J’aimerais savoir si quelqu’un s’est déjà amusé en faisant du bowling.
Les références états-uniennes, la folie, la drogue, est-ce que c’est un moyen pour tes personnages de s’échapper de leur ville morne ? De fuir la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte ?
Syd et Tabata s’emmerdent pas mal dans leur vie. La ville de banlieue – le terme de ville de province serait plus juste – n’est pas forcément le problème en soi. Syd et Tabata pourraient être dans un lieu plus excitant, elles se feraient chier quand même, c’est dans leur état d’esprit. Elles imaginent que lorsqu’elles seront indépendantes, la vie sera plus excitante. C’est un fantasme, la vie c’est relou. Et en même temps, l’idée de devoir quitter leurs habitudes, leurs amis, les terrifie. Je crois que c’est un bon résumé de ce qu’on peut ressentir à cet âge-là. Alors, elles fument des joints, s’inventent des aventures, des mystères là où il n’y en a pas forcément, et s’entraînent toutes les deux là-dedans, mais jusqu’à quel point tout cela relève de l’histoire que l’on se raconte pour jouer, ou de la réalité ?
Un de tes personnages a des problèmes psychologiques. Est-ce que c’est un sujet que tu as voulu aborder pour mieux en comprendre les causes ? L’un des personnages a — ou développe au cours du récit — des troubles de santé mentale. Ce n’est pas le thème de l’histoire, cela participe juste à la construction de ce personnage en question, comme ce personnage pourrait être grand ou petit. C’est simplement une donnée, qui n’explique pas tout.
Syd et Tabata vivent une amitié forte qui ne passera peut-être pas l’été. Les relations entre Syd et Tabata ont-elles une origine autobiographique ?
Syd et Tabata sont un mélange de plusieurs personnes, dont moi, sûrement. On m’a dit une fois que plus on racontait quelque chose de précis, de spécifique, plus ce qu’on racontait prendrait une dimension universelle et plus les gens se reconnaîtraient dans l’histoire. Ça nous rassemble un peu en tant que genre humain. Ça marche aussi avec cette question de l’honnêteté dans le travail de création : vous pouvez être la personne la plus douée du monde, si vous n’êtes pas honnête dans votre travail, bah ça sera de la merde.
La relation entre les deux filles reflète cette période un peu particulière, entre la fin du lycée et le début des études supérieures ou du monde du travail, où l’on se jure des amitiés éternelles puisqu’on a commencé à se construire ensemble, et où tout peut prendre une tournure tragique. Et puis finalement ça passe quand on grandit, et l’on se revoit (ou pas !).
Est-ce que ta pratique de la gravure a une influence sur ta manière de dessiner ? Est-ce que ta pratique du fanzine a une influence sur ta manière de travailler ?
Pas vraiment, la taille-douce, ça reste du dessin, mais le geste est peut-être plus réfléchi, moins spontané, même si j’aime beaucoup cette technique. Les boulots de graveurs comme Hasui Kawase ou Tom Killion m’inspirent beaucoup ! Je donnerais cher pour n’avoir ne serait-ce qu’un millionième de leur talent ! Le fanzine, ça m’a appris — et ça m’apprend encore — pleins de trucs, comme faire du dessin sauvage bien cracra avec des couleurs fluos dégueues ! Et c’est aussi la satisfaction ultime de tout contrôler, de la réalisation, en passant par l’impression et la reliure. C’est jouissif, et puis, si c’est nul, on ne peut s’en prendre qu’à soi-même.